Tout d’abord, petite définition : à quoi fait référence le nom de "Kémi" ?
Cédric Chaillol : Le titre "Kémi" vient d'une version tardive de l'égyptien
Kemet qui signifie "terre noire". Ce terme décrit le limon fertile
apporté par les crues du Nil et qui a permis à l'agriculture de se
développer sur les berges du fleuve. Les crues du Nil sont le fondement
du développement d'une civilisation homogène, articulée autour d'une
exploitation concertée des ressources. La terre noire correspond ainsi
la bande fertile qui étreint le fleuve, pleine de vie, opposée à la
terre rouge du terrible désert (Desheret) synonyme, de chaos, de danger
et de mort. Par extension, Kemet est un des noms de l'Egypte, en tant
que lieu où la vie peut s'épanouir.
Pourquoi avoir choisi ce thème de l'antiquité en particulier ?
Il s'agit initialement d'une demande de la maison d'éditions Dartkam qui
a lancé la collection Histoires à Suivre, une gamme de livres-jeux au
contenu hybride : un court roman, un contexte, un jeu. Suite à un
premier contact, Sébastien Emasabal, le gérant de Dartkam, m'a proposé
de mettre sur les rails un projet sur l'Egypte antique. Je suis pour ma
part très intéressé par l'âge de Bronze en orient et j'ai une affection
particulière pour la civilisation pharaonique. C'était un défi et une
occasion unique. L'objectif initial était de proposer un livre
accessible et pédagogique qui permettrait de plonger dans l'univers de
l'antiquité égyptienne tout en conservant à l'esprit que les lecteurs
pouvaient être totalement néophytes en matière de jeu de rôle. Il
s'agissait également de tordre le cou à un certain nombre d'images
d'Epinal associées à l'Egypte et nous avons pris le parti d'être le plus
proche de la réalité telle qu'elle est connue des archéologues afin de
pouvoir nous en écarter en connaissance de cause. Quant à la place de ce
type de jeu... L'Egypte ancienne a fait l'objet de quelques adaptations,
notamment le fameux Vallée des Rois, de la collection Légendes ou GURPS
Egypt qui sont tous deux sérieusement documentés. Je voulais cibler un
peu plus précisément la période, la place des personnages pour favoriser
l'immersion dans un contexte très sous-exploité en jeu de rôle malgré un
potentiel énorme. Je souhaitais également évacuer le fantastique et
l'hollywoodien dans un premier temps. Aucun problème pour rajouter des
momies animées, des sortilèges maléfiques et des courses de chars mais
il fallait disposer d'une base réelle bien identifiée afin de ne pas
tout mélanger.

Comment as-tu géré tous les aspects des chapitres ? (recherches
historiques, description des nations/factions, ...)
J'ai commencé par un important travail de documentation et de synthèse
pour produire la section historique du livre. La masse de données était
intimidante et je ne suis pas égyptologue. Il fallait avant tout
structurer cet océan d'informations. Mon objectif était de fournir un
kit de connaissances de base permettant d'avoir une bonne idée du
fonctionnement de la société pharaonique, de ses croyances, de son
histoire sans s'abîmer dans les détails. Coller à la réalité mais rester
simple, et humble face aux inconnues historiques. J'ai souhaité être le
plus honnête possible en m'attachant à respecter l'état admis des
connaissances dans le domaine, sans verser dans une vision romantique ou ésotérisante de l'Egypte. J'ai finalement organisé le contexte de la
manière suivante : L'histoire de Kémi (des premiers peuples nilotiques
au règne de Touthmôsis III) ; Un don du Nil (géographie,
caractéristiques physiques du pays, cités...) ; Les visages du pouvoir
(l'organisation du pouvoir royal, religieux, militaire...) ; Sous le
regard des dieux (croyances et philosophie) ; La mort, promesse de
l'Au-delà (conceptions et traditions funéraires) ; Vivre en Kémi
(organisation de la société, usages, savoirs et techniques, famille,
loisirs...).
La section Jeu est venue dans la foulée, alimentée par le travail de
recherche. Elle est accessible à des débutants et comprend un système de
règles très simple, un scénario très guidé et 6 personnages prêts à
l'emploi liés à l'histoire du roman. Roman qui a été rédigé en dernier.
Il se déroule bien sûr dans le contexte choisi pour le jeu.
A quelle période de l'Histoire se déroule précisément ce jeu ?
L'action de Kémi prend place en l'an 25 du règne de Touthmôsis III, soit
au milieu du XV° siècle avant notre ère. Ce choix n'est pas anodin. Nous
sommes en pleine XVIII° dynastie et l'Egypte, après avoir été
traumatisée par une ère de soumission à des envahisseurs asiatiques, a
décidé d'assumer son statut de "super-puissance" en devenant une nation
guerrière, menée par des pharaons combattants. Jamais le Double Pays n'a
connu une telle expansion. Il s'étend de la Nubie à la Mésopotamie, les
tributs sont abondants, les mines d'or du Sud contribuent à son
rayonnement économique et les navires de Pharaon découvrent les
richesses de l'Afrique et de l'Arabie. C'est une période propice aux
voyages dans les gouvernorats du Levant, à l'exploration de contrées
inconnues, aux échanges économiques avec les autres peuples de la
Méditerranée, mais c'est aussi une période d'affrontements, de guerres
larvées contre le puissant Mitanni et le menaçant empire Hittite. Sur le
plan intérieur, là aussi, nous sommes dans une situation riche et
complexe. Pendant 22 ans, la puissante Hatshepsout a dirigé le pays en
s'attribuant la dignité de Pharaon, laissant à l'héritier légitime,
Touthmôsis III, un rôle subalterne. Elle a choyé le clergé d'Amon qui
est devenu une puissance incontournable, un véritable état dans l'état
qui seul peut légitimer l'accès des princes à la royauté. En l'an 22,
Hatshepsout disparaît de la scène politique, vraisemblablement décédée,
mais il subsiste des incertitudes à ce sujet. Kémi joue sur cette
ambiguïté et présente une nation placée sous l'autorité du grand
Touthmôsis III, sans doute l'un des plus puissants et entreprenants rois
guerriers de l'histoire égyptienne, et sur laquelle plane l'ombre de la
reine.

S'agit-il d'un univers d'intrigues policières ou politiques ? Ou y-a-t-il aussi un aspect fantastique ?
L'Egypte de la XVIII° dynastie permet de toucher à toutes les ambiances.
Les personnages appartiennent à une classe privilégiée de lettrés,
d'artisans ou de soldats et peuvent donc être tout autant impliqués dans
les machinations politico-religieuses du tout-puissant clergé d'Amon-Rê,
en mission contre les nomades sur les pistes des Oasis de l'Ouest, en
voyage diplomatique auprès d'un roitelet asiatique ou en mission
d'infiltration dans un clan rebelle nubien. La complexité de
l'administration égyptienne, la corruption, les enjeux de pouvoir
permettent d'imaginer nombre de crimes réclamant de discrètes enquêtes
et les menaces extérieures peuvent sans peine étancher la soif d'action
des plus belliqueux.
Quant au fantastique, il est allusif. L'univers des Egyptiens est par
définition magique. Le monde entier n'est que signes et volonté des "Netjérou".
Comment s'articule le système de règles?
Il est simplissime. Une poignée d'Attributs notés de 0 à 6 décrit le
personnage. On additionne le résultat d'un D6 au score et la somme doit
atteindre une difficulté. Ce système ne satisfera sans doute pas les
vétérans mais a le mérite de ne pas poser de difficultés aux débutants.
Par ailleurs, une version avancée des règles sera diffusée gratuitement
au format PDF.
Peux-tu nous en dire un peu plus sur le scénario ?
Le scénario nommé "Que vive son ka" (une formule magique
adressée aux morts) mêle les personnages à une étrange affaire de
vandalisme dans les ateliers du quartier nord de Ouaset, capitale des
Deux Terres. Mandatés par le noble Nesamon, ils plongeront dans les
méandres de la bonne société égyptienne et seront confrontés à quelques
troublants secrets sur la vie et la mort en Kémi.
Où en est actuellement le jeu ?
Suite à la fermeture de Dartkam, Archéon/Oriflam a repris le flambeau de
la collection Histoires à Suivre. Le livre est terminé et est en
attente d'impression.
